L’apotemnophilie et les troubles de l’identité corporelle

L’apotemnophilie, également appelée trouble de l’identité corporelle (TIC) ou xénomélie, est un trouble mental rare caractérisé par le désir obsédant d’être amputé d’un membre ou paralysé. Bien que les premiers cas aient été documentés dans les années 1970, ce trouble reste encore mal compris et sujet à controverse. Cet article vise à faire le point sur les connaissances actuelles concernant l’apotemnophilie et les troubles de l’identité corporelle.

Introduction

Le terme « apotemnophilie » a été introduit en 1977 par le Dr John Money de l’Université Johns Hopkins pour décrire l’obsession de l’amputation d’un membre sain. À l’époque, Money décrivait ce trouble comme une paraphilie, c’est-à-dire un trouble de la préférence sexuelle. Depuis, la compréhension de ce phénomène a évolué et le trouble est maintenant plus souvent considéré comme un problème d’identité corporelle.

Les personnes souffrant d’apotemnophilie ou de trouble de l’identité corporelle ressentent un décalage entre leur schéma corporel interne et leur apparence physique. Elles éprouvent un désir intense et envahissant d’être amputées ou paralysées, ce qui leur procurerait un soulagement. Certaines personnes vont jusqu’à s’automutiler ou se mettre en danger dans l’espoir de provoquer l’amputation du membre indésirable.

Bien que des centaines de cas aient été documentés, peu d’études systématiques ont été menées sur ce trouble. Son étiologie exacte reste encore mystérieuse. Dans cet article, nous passerons en revue les différentes théories qui tentent d’expliquer l’apotemnophilie, ainsi que les traitements possibles. Nous présenterons également quelques études de cas pour illustrer la symptomatologie et l’évolution typiques de ce rare mais fascinant trouble mental.

Théories explicatives

1. Théorie neurologique

Certains chercheurs postulent que l’apotemnophilie pourrait être causée par un dysfonctionnement du lobe pariétal droit, une région du cerveau impliquée dans la construction de l’image et du schéma corporels. En effet, une étude en neuroimagerie a montré que des patients apotemnophiles avaient un volume de matière grise réduit dans le lobe pariétal droit, proportionnellement à l’intensité de leur désir d’amputation.

Le lobe pariétal intègre les informations sensorielles visuelles et tactiles pour construire une représentation de notre corps. Si cette région est lésée, la personne peut ressentir un membre comme ne faisant pas partie de son corps. C’est ce qui arrive dans le syndrome d’asomatognosie après un AVC par exemple. L’apotemnophilie pourrait résulter d’un dysfonctionnement similaire, mais d’origine congénitale.

2. Trouble de l’identité corporelle

Certains chercheurs considèrent l’apotemnophilie non pas comme une paraphilie, mais comme le symptôme d’un trouble plus global de l’identité corporelle. Les patients ressentiraient leur schéma corporel comme « erroné » et l’amputation leur permettrait de corriger cette erreur pour retrouver leur « vrai moi ».

Cette théorie est étayée par le fait que la plupart des patients rapportent un soulagement complet après l’amputation, leur désir disparaissant alors que le membre fantôme prend la place du membre indésirable. Le sentiment de « justesse » et de complétude serait rétabli.

3. Trouble de l’identité sexuelle

Certains chercheurs rapprochent l’apotemnophilie du trouble de l’identité sexuelle. En effet, de nombreux patients sont des hommes attirés par les amputés ou qui s’imaginent eux-mêmes en tant qu’amputée. L’amputation satisferait alors un désir refoulé de changement de sexe.

Cette théorie repose sur l’idée que le moignon d’amputation a une ressemblance symbolique avec les organes génitaux. Le désir d’amputation traduirait en fait un désir de castration et permettrait au patient de ressembler davantage à l’objet de son désir (une femme amputée).

Traitements

Il n’existe actuellement aucun traitement validé pour l’apotemnophilie. La prise en charge est complexe en raison des enjeux éthiques posés par une éventuelle amputation chirurgicale d’un membre sain. Quelques pistes thérapeutiques ont toutefois été explorées :

  • Psychothérapie : approches psychodynamiques ou cognitivo-comportementales visant à travailler l’image de soi et l’identité corporelle.
  • Médicaments : antidépresseurs, anxiolytiques. Ils permettent de réduire légèrement l’intensité du désir mais sans le faire disparaître.
  • Amputation : certains patients ont finalement recours à l’amputation, le plus souvent après s’être automutilés. Bien que contraire à l’éthique médicale, l’amputation semble provoquer la disparition durable du désir chez la majorité des patients.

La prise en charge doit être individualisée et pluridisciplinaire, mais les résultats sont malheureusement souvent décevants. De nouvelles recherches sont nécessaires pour mieux comprendre ce trouble et proposer des traitements plus efficaces.

Études de cas

Intéressons-nous maintenant à quelques études de cas documentées dans la littérature médicale. Bien que parcellaires, elles illustrent bien certains aspects de l’apotemnophilie.

Cas 1 : Monsieur A

Monsieur A. est un homme de 65 ans qui contacte un psychiatre néerlandais pour partager son désir obsessionnel d’être amputé d’une jambe. Ses symptômes ont débuté à l’âge de 8 ans après avoir vu des garçons amputés jouer dans la rue. Il se rappelle avoir ressenti à l’époque que la jambe de bois « était synonyme de bonheur ».

Adulte, son désir d’amputation est devenu envahissant, contrôlant sa pensée et l’empêchant d’avoir des relations sociales. Monsieur A. se sent incomplet et absurde tant que son désir n’est pas réalisé. L’amputation lui semble être la seule issue, avec le suicide comme unique alternative.

Sur le plan sexuel, monsieur A. dit avoir peu de désir et n’a eu sa première relation qu’à 44 ans. Il collectionne néanmoins des photos d’amputés sur lesquelles il fantasme. Son fantasme récurrent est celui d’un groupe de jeunes gens s’amputant les jambes les uns les autres à la guillotine.

L’analyse de son discours révèle une structure psychotique sous-jacente, avec notamment une dimension de « certitude » concernant la nécessité de l’amputation. Celle-ci aurait une fonction de « suppléance », permettant de cadrer la jouissance et de soutenir le moi.

Cas 2 : George Boyer

George Boyer est un architecte new-yorkais à la retraite qui décide à l’âge de 70 ans de s’automutiler pour provoquer l’amputation de sa jambe. Comme monsieur A., George ressent depuis l’enfance un désir irrépressible d’être amputé. N’y tenant plus, il choisit de passer à l’acte en tirant sur sa jambe avec une arme à feu.

Il avait prévu de se faire un garrot pour éviter l’hémorragie, mais ne parvient pas à joindre les secours une fois blessé. Il ne doit son salut qu’au passage fortuit d’une connaissance. Ses blessures contraignent toutefois les médecins à amputer sa jambe. Suite à l’intervention, George exprime un profond soulagement et dit que c’est la meilleure décision qu’il ait prise de sa vie.

Cas 3 : Gregg Furth

Gregg Furth est un psychanalyste américain reconnu qui, en parallèle de sa carrière, mène des recherches sur l’apotemnophilie dont il est lui-même atteint. Son obsession pour l’amputation a débuté à l’âge de 4 ans après avoir vu un homme amputé.

Gregg est un des premiers chercheurs à tenter de démontrer la spécificité de ce trouble et militent pour sa reconnaissance en tant que pathologie mentale à part entière. Il distingue notamment l’apotemnophilie de la dysmorphophobie. Pour lui, le membre n’est pas ressenti comme difforme mais comme n’appartenant pas à son schéma corporel.

Bien qu’n’ayant jamais été amputé, Gregg dit ressentir son membre obsédant comme « étranger » à lui-même. L’amputation lui permettrait de redevenir « entier » et de cesser de souffrir. Gregg est malheureusement décédé en 2005 sans avoir pu réaliser son désir.

Enquête épidémiologique

En 2004, Michael First, psychiatre à l’Université Columbia, publie la première étude statistique sur un échantillon de 52 personnes s’étant déclarées apotemnophiles.

Il ressort de cette enquête les éléments suivants :

  • Une nette prédominance masculine (92%).
  • Un désir d’amputation le plus souvent unilatéral et concernant un membre inférieur.
  • Un début des symptômes pendant l’enfance, souvent après avoir rencontré une personne amputée.
  • Pas de latéralisation claire : des désirs de suppression de membre droit, gauche ou des deux côtés.
  • 70% des sujets avaient déjà tenté de s’automutiler.
  • Aucun antécédent psychiatrique significatif mis à part certains troubles de la personnalité.
  • Amélioration durable chez les rares personnes s’étant fait amputer.

Cette étude fondatrice, malgré quelques limites méthodologiques, a le mérite de faire progresser la compréhension de ce trouble et d’en dresser un « portrait-robot » assez fiable.

Discussion

À travers cet article, nous avons pu constater la complexité et la diversité des tableaux cliniques pouvant être rassemblés sous le terme d’apotemnophilie ou de trouble de l’identité corporelle.

Malgré les progrès de ces dernières années, de nombreuses zones d’ombre persistent. Les causes exactes restent mystérieuses et les prises en charges thérapeutiques sont peu concluantes. Pourtant, derrière ces obsessions étranges et ces conduites d’automutilation se cache bien souvent une profonde souffrance psychique.

La question de l’amputation chirurgicale d’un membre sain se pose alors, mais reste extrêmement controversée sur le plan éthique. Un dialogue serein et pluridisciplinaire entre psychiatres, chirurgiens et comités d’éthique est nécessaire pour définir des protocoles garantissant le soulagement des patients dans le respect de leur intégrité physique.

Quoiqu’il en soit, mieux comprendre et reconnaître ce trouble est un préalable indispensable à la prise en charge des patients. La recherche dans ce domaine peu exploré pourrait également permettre des avancées thérapeutiques profitables à d’autres pathologies impliquant l’image du corps et de l’identité comme les troubles des conduites alimentaires ou le trouble de l’identité de genre.

Sources

  1. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC5104450/
  2. https://journals.sagepub.com/doi/pdf/10.1177/1534734612464714
  3. https://en.wikipedia.org/wiki/Acrotomophilia
  4. https://en.wikipedia.org/wiki/Body_integrity_dysphoria
  5. https://www.cairn.info/revue-l-information-psychiatrique-2008-8-page-733.htm

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